mercredi 5 mai 2021

"Opus 77" d'Alexis Ragougneau.


Le Livre de Poche - 2021 -
256 pages.

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Le chef d'orchestre Claessens, est mort, la basilique Notre Dame à Genève est pleine pour un dernier hommage. Sa fille, Ariane, pianiste de renommée internationale, seule représentante de la famille s'apprête à jouer l'Opus 77, composé par Chostakovitch. Assise à son piano, ses doigts effleurent les touches et elle entame au gré des notes un chassé-croisé temporel où les souvenirs s'éveillent, affluent attirés par cette partition indissociable de cette famille hors norme, toute au service de la musique classique et de la figure tutélaire du père. Le romancier nous happe et nous jette dans une symphonie familiale tragique où les excès  de la passion artistique au service de l'excellence de l'interprétation musicale brisent et blessent des âmes fragiles aux atouts de génies. Chacun se perdra dans l'exigence et dans des silences infranchissables. Une plume élégante, musicale rythme avec justesse le parcours torturé du frère aîné, David, violoniste d'exception, toujours près du gouffre émotionnel dans son jeu musical où pointent ses conflits et contradictions face à un père trop charismatique et peu affectueux.

Prix des lecteurs "Le livre de Poche 2021"

Avec la précision d'un métronome, Ariane jette au vent ses réminiscences, sans artifices et ni pudeurs. Comme dans un refrain, elle s'épanche sur l'amour absolu qui la liait à son frère, David. Une relation entre parenthèses depuis le drame d'une compétition en Belgique où tout a été remis en question. Flamboyante jeune femme, elle s'arme et travaille sans relâche ses gammes sous des apparences de beauté froide et glaciale. Une armure, qu'elle revêt face à une célébrité étouffante, un monde aux accords trop élitistes, aux concerts aux rivalités furieuses. Contre toute attente, la jeune femme s'impose la gardienne de l'histoire de sa famille qu'elle égrène à coups d'accords, et d'octaves. 
Quant à son frère, il baisse les armes, incapable de s'assumer, il choisira la fuite et une vie de  de reclus. A chacun ses excès, Yaêl, la mère, prodigieuse cantatrice s'oublie dans le chant et peu à peu se laisse sombrer dans une silencieuse démence. Claessens, virtuose du piano, dirigera d'une main de maître un orchestre et il cachera ses fêlures sous un masque narcissique et despote. Krikorian enseigne le violon à David et libère quelques arpèges d'un génie torturé et introverti. Chostakovitch n'est jamais bien loin et survole ces moments de grâce et de douleurs.

Une partition fictionnelle très forte, révélatrice d'un chaos émotionnel familial où s'exacerbent les sentiments, les peurs sans la possibilité de communication, de gestes tendres qui pourraient réchauffer les cœurs ou soulager les peines. Seule, la musique enchaîne, irrite, blesse dans un huis clos infernal. Les émotions vibrent, les silences assourdissent. Chaque mouvement de l'Opus 77 en raconte un peu plus ou nous jette dans l'incertitude.

Aucune fausse note, à écouter et à lire comme une première à l'opéra ...

Longtemps après la derrière page tournée, ce concerto à fleur de peau nous hantera comme la petite sonate de Vinteuil de Proust ...

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Alexis Ragougneau est un auteur de théâtre et romancier français.
Il fait une entrée remarquée dans le monde littéraire grâce à ses deux premiers romans policiers, "La Madone de Notre-Dame" et "Évangile pour un gueux", parus dans la collection Chemins Nocturnes.
Il décide de s’affranchir des règles pour explorer plus librement la création romanesque. "Niels" est publié en 2017 et celui-ci retient l’attention des jurés du prix Goncourt.
Pour la Rentrée littéraire 2019, l’auteur s’immisce dans les coulisses de la musique classique avec "Opus 77". Au rythme des cinq mouvements de ce concerto pour violon de Chostakovitch qui a donné son nom au livre.
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lundi 3 mai 2021

"Antonia" (Journal 1965-1966) de Gabriella Zalapi.


Editions Zoé - 2019 -
Le Livre de poche - 2020 -
153 pages.

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Le ciel est gris, l'âme alanguit et le corps fatigué, Antonia, une jeune bourgeoise italienne des années 1960 tient son journal. Une plume élégante et poétique raconte dans un récit court ses mélancolies, ses souvenirs et ses déceptions accumulées. Une vie oisive, un mariage décevant, une maternité non assumée, Antonia s'ennuie, souffre, seule et en silence. La jeune femme étouffe dans une société qui enchaîne les femmes. L'héritage bienvenu de sa grand-mère la projette bien malgré elle dans les réminiscences d'une famille cosmopolite, blessée par la Seconde Guerre mondiale, puis jetée sur les routes de l'exil. Une parenthèse appréciée où elle tente d'oublier ce sentiment d'oppression ; elle retrouve pour de brefs instants, Nonna, sa grand-mère adorée. Des lettres, des photographies lui ramènent par vagues lentes et surannées des souvenirs d'enfance, des traumatismes qu'elle cachait au fond d'un tiroir. Antonia regarde tourner les aiguilles du temps dans le sens contraire et elle ose affronter son regard dans un miroir. Elle refuse les chaînes d'une société masculine entravante, blessante et autoritaire. Frileuse, petit à petit, elle se dévoile et assume sa féminité. elle s'émancipe et se précipite dans les rayons timide d'une vie ensoleillée et Libre.

Un roman bref et court comme un existence aux accords lancinants et monotones qui bouleverse par les silences. Sobre, efficace, il interroge sur la condition féminine d'une époque pas si lointaine. Nous nous surprenons à nous pencher par-dessus l'épaule d'Antonia et lire ses confidences toutes en pudeurs et nous soupirons avec elle, conquis et pleins d'empathie pour cette jeune personne qui se cherche dans son rôle de femme.   

Un premier roman séduisant et une romancière à suivre !

Une fin ouverte, chargée d'espoir : demain, peut-être ...


"L'indomptée, le roman de la papesse Jeanne" de Donna Cross.

Presses de la Cité - 1997 et 2020 -
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas.
567 pages.
Une prodigieuse fiction historique où la romancière marie avec brio l'Histoire et le romanesque. Attablée devant sa table de travail, minutieuse, elle brode sa tapisserie. Un monde médiéval, féroce s' anime sous son aiguille, elle file, mêle des couleurs chatoyantes et sombres, comble les zones d'ombre et raconte le destin hors norme d'une femme exceptionnelle. Un travail de recherches rigoureux avec des imaginations que nous pourrions qualifier de sérieuses !  

Top lectrice France Loisirs.

A la mort de Charlemagne, Jeanne naît à Ingelhein sur les bords du Rhin. Son père chanoine, d'origine anglaise, l'élève d'une poigne de dure et violente sans aucune affection. Sa mère, Gudrun, saxonne, un trophée ramené des guerres sanglantes, la berce de légendes et lui prodigue un peu de tendresse. Très tôt, elle se révèle curieuse de tout et dotée d'une finesse d'esprit exceptionnelle. Aidée, par son frère ainé Matthias, elle acquiert de solides bases de lecture, d'écriture et de culture latine. Après le décès de celui-ci, la rencontre avec un prêtre grec, Asclepios la conforte dans rêves d'indépendance et d'instruction. Une soif d'apprendre jamais rassasiée. Elle se révolte contre les partis pris et interdits qui oppressent les femmes. Jeanne se décide à fuir et elle accompagne son second frère vers Dorstadt (Basse-Saxe). Là, elle intègrera l'école cathédrale. Elle est placée chez Gerold, charismatique chevalier ...  

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Pour postulat, la papesse Jeanne a bel et bien existé ! Certes, un règne court ! L'auteure aborde un sujet épineux ! Avec aisance et beaucoup de finesse, Donna Cross nous projette dans l'univers très éloigné et tellement abscons du Haut Moyen-âge. beaucoup de recherches, de documentations et certainement un travail long et fastidieux ravivent une époque dure, meurtrière. La population souffrait continuellement de froid, de faim. Chaque jour qui se levait, était un combat perpétuel pour espérer voir l'aube du prochain. Les seigneurs et les prélats régissaient les contrées d'une main de fer. Le Vatican, un palais où fourmillaient  complots, clans en perpétuelle opposition. Le religion servait de prétexte pour des conquêtes de pouvoirs et de richesses. Les ravages des incessants combats sur les terres et les exactions sur la population sont criant de vérité. Un monde de barbares qui se cache derrière des paravents de croix et des palais aux dorures trop souvent ensanglantées.

Ses dons intellectuels, sa très bonne mémoire , les leçons façonnent la petite Jeanne en une jeune femme téméraire, instruite, capable d'affronter les plus grands hommes en des joutes redoutables et très appréciées.  Elle s'interroge sur tout, le bien, le mal et ses réflexions en font une philosophe !
Toujours debout, capable de s'assumer, elle traversera les routes de la future Europe pour s'installer à Rome et pénétrer dans les coursives du Vatican avec pour seule quête , la liberté de vivre et d'apprendre. Son parcours surprenant en fait une héroïne moderne, indépendante. Etre une femme est un handicap et bien, elle passe outre, se taille les cheveux et se grime en homme.
Toutes ses aventures lui permettront, très jeune, de rencontrer l'amour avec le chevalier Gerold, fidèle jusqu'au bout. Un personnage flamboyant, au caractère entier qui séduit. Pensez donc, il la surnomme "sa perle" !
Petit pincement au cœur, pour la mère, Gudrun, saxonne, une rescapée du massacre de son peuple par les armées de Charlemagne. Résignée sur son sort, elle subit une forme d'esclavage sans oublier ses origines, ses terres et son mode de vie. Elle bercera sa fille de légendes et de rites païens, une transmission orale.
Ce roman est une formidable machine à remonter le temps et qu'avant toute chose, il reste une très belle œuvre furieusement romanesque !
Exit les polémiques sur l'existence avérée de Jeanne la papesse, ce joli petit pavé est une formidable vitrine de l'après règne de Charlemagne. Une occasion de s'instruire et de découvrir l'époque carolingienne. Tout est savamment expliqué et décrit. Les prémisses de ce que deviendra l'Allemagne et la France. Un panel complet sur la vie, les mœurs, les coutumes et les superstitions où les sciences et les Humanités balbutiaient.  La guerre frappe toujours aux portes des cités avec son lot de violences. La course au pouvoir, aux richesses assèchent toujours et encore le cœur des hommes.